Francis Alÿs. As Long as I’m Walking

Le MCBA présente cet automne une exposition majeure de Francis Alÿs, artiste de renommée internationale qui représentera la Belgique à la 59e Biennale de Venise en 2022.
Réalisée en étroite collaboration avec l’artiste, Francis Alÿs. As Long as I’m Walking présente un survol du travail vidéo de ces trente dernières années, avec un accent particulier porté à l’un des thèmes centraux de la pratique de l’artiste : la marche. Par ses déambulations apparemment anodines, Francis Alÿs non seulement pense la ville, mais y façonne des récits, fait circuler des rumeurs, cartographie le tissu social par des actions tantôt brèves, tantôt déclinées sur le long cours, tour à tour tirant, poussant, portant un accessoire qui tient lieu d’indice pour lire la fable déroulée par le corps en mouvement.

Alors que Francis Alÿs figure comme protagoniste de la plupart de ses premières vidéos, il passe derrière la caméra dans une série d’œuvres initiées en 1999, les Children’s Games. Dans ces vidéos réalisées dans divers pays, les espaces imaginaires de l’enfance rejoignent les espaces fictionnels de l’artiste, lui offrant un point d’entrée lorsqu’il aborde des situations ou des contextes inconnus. Ainsi, lors de son premier voyage à Kaboul en 2010, Francis Alÿs observe les enfants jouer et filme un de leurs jeux favoris, qui inspirera Reel-Unreel (2011), une des œuvres centrales issues de ses recherches en Afghanistan, et présentée à Lausanne accompagnée de peintures et d’œuvres sur papier. Dans ce projet comme dans ses déambulations urbaines, l’artiste révèle le potentiel profondément subversif du jeu et de la fiction et permet, à défaut de refaçonner le réel, de le penser autrement.

Francis Alÿs (né en 1959 à Anvers) se tourne vers les arts visuels après une formation d’architecte, alors qu’il séjourne à Mexico où il s’établit dès 1986. Au cours de ses nombreuses promenades dans la mégalopole, il étudie et documente la vie quotidienne dans et autour de la capitale au moyen d’actions performatives. La ville devient alors son matériau, le corps en mouvement et les règles du jeu qu’il se fixe ses instruments, tandis que le film nous restitue la trace de ses actions. Au cours des années, Francis Alÿs étendra ses déambulations à d’autres espaces urbains, de La Havane à Londres en passant par Venise ou encore Jérusalem, réimaginant chacun d’entre eux par ses itinéraires. Si tout son œuvre interroge le lien entre acte artistique et intervention politique, Francis Alÿs travaille toujours par allusions, avec une précision et une économie de moyens remarquables, préférant la polysémie poétique au commentaire politique frontal.

Commissariat de l’exposition :
Nicole Schweizer, conservatrice art contemporain, assistée par Elisabeth Jobin, collaboratrice scientifique

1er étage | Salle 1

Children’s Games (jeux d’enfants)

Depuis 1999, Alÿs filme les jeux des enfants qu’il observe lors de ses voyages, dans des villes, des villages ou encore dans des zones de guerre. Il a regroupé cette série de vidéos qu’il poursuit jusqu’à ce jour sous le titre Children’s Games. Si les jeux qu’il capte reflètent certains des mœurs, des coutumes ou des rituels d’une région donnée, leur ensemble saisit l’universalité des gestes et des règles qui se répètent d’un pays à l’autre : chaise musicale, cerf-volant, billes, châteaux de sable, feuille-cailloux-ciseaux… Dans cette série, Alÿs donne à voir le jeu comme une activité qui se déploie dans la marge, infiniment poétique et improductive, et qui permet à ses protagonistes d’élaborer des histoires, de tisser des liens, d’expérimenter l’espace.

Les deux jeux d’enfants présentés dans cette salle ont été réalisés en Afghanistan en 2011, alors que l’artiste entreprend des voyages dans ce pays à l’invitation de la dOCUMENTA (13), manifestation d’art contemporain qui a lieu tous les cinq ans à Cassel, en Allemagne. Dans Children’s Game #10 (Papalote) (2011), un garçon tient dans ses mains le fil presque invisible d’un cerf-volant qu’il manie avec des gestes vifs et précis. Le jeu est chargé d’une valeur subversive au vu du contexte dans lequel il est réalisé, les talibans ayant interdit l’usage des cerfs-volants. Le monde de l’enfance et celui de la violence se juxtaposent également lorsque, entendant le bruit d’un hélicoptère militaire, le garçon suspend son jeu : à la silhouette de son cerf-volant se substitue alors celle de l’engin de guerre. Face à cette vidéo, dans Children’s Game #11 (Wolf and Lamb) (2011), un groupe de garçons s’efforce de protéger un premier joueur, « l’agneau », d’un deuxième, « le loup », en empêchant ce dernier d’entrer dans le cercle qu’ils forment en se tenant les mains pour offrir un refuge à la proie. Entre provocations et menaces, dynamiques de groupe et ruse, ce jeu met en scène les codes d’inclusion et d’exclusion qui ont cours au sein de la société au sens large, le jeu d’enfant s’imposant alors comme une petite allégorie du monde des adultes.

1er étage | Salle 2
Projet afghan, 2010–2014

Entre 2010 et 2014, Francis Alÿs effectue plusieurs séjours en Afghanistan, dont un en 2013 en tant qu’«artistedeguerre»détachéauseindelaTaskForcedel’arméebritannique,danslaprovincedu Helmand. Dans ce contexte, la pratique du dessin devient pour lui non seulement une manière d’entrer en relation avec les soldats qu’il côtoie, curieux de cette activité, mais aussi de métaboliser son expé- rience du lieu et de la guerre. Les dessins qu’il produit alors sont à la fois un moyen de communication, des notes, des observations, une stratégie cathartique, et des croquis préparatoires de peintures à venir. Il y juxtapose des collages et des formes abstraites comme autant de couches successives, afin de rendre compte d’impressions qui, dans un contexte de guerre, se soustraient à la représentation. Durant cette période, de retour dans son atelier, Alÿs réalise également des peintures sur lesquelles figurent des carrés et des losanges de couleur, en référence aux insignes de reconnaissance portés par les soldats. En 2011–2012, dans une série intitulée Color Bars, il avait déjà réalisé des compositions abstraites faites de successions de bandes de couleurs verticales qui évoquaient les mires de télévision, ces images qui s’affichaient sur l’écran pour signaler la fin des programmes, avant que l’analogique ne cède la place au numérique. Le flux des actualités médiatiques s’interrompait durant la nuit, offrant aux spectatrices et spectateurs une brève pause loin des images de guerre. Si toutes ces peintures ressemblent de manière trompeuse à de l’abstraction géométrique, elles sont, tou- tefois, aussi cela : une façon de rendre compte d’un réel qui échappe à la représentation.

Au centre de la salle, présentée sur deux écrans dos à dos, Sometimes Doing Is Undoing and Sometimes Undoing Is Doing (AK47sa80) (2013) montre les images de deux hommes, filmés séparément, qui démontent puis assemblent leur arme. D’un côté, cette tâche est effectuée par un soldat britannique détaché en Afghanistan, de l’autre, par un combattant taliban. Bien que tous deux s’acquittent de ce travail avec les mêmes gestes, leurs motivations et le contexte dans lequel ils sont filmés sont opposés. L’œuvre souligne combien ce paradoxe fait partie des mouvements contraires qui sous-tendent les guerres : ainsi des actes de faire et de défaire, d’élaborer puis de démanteler, de menacer puis de s’esquiver, de détruire puis de reconstruire.

1er étage | Salle 3 Reel-Unreel, 2011

Lors de son premier voyage en Afghanistan, Alÿs regarde les enfants jouer et observe le jeu local le plus populaire, qui consiste à faire rouler des pneus de bicyclette à l’aide d’un bâton. Filmé en 2010 à Bâmiyân, Children’s Game #7 (Hoop and Stick) montre de jeunes garçons qui pratiquent ce jeu puis comparent leurs performances. Quelques détails – les vêtements des joueurs, l’architecture en mur de terre, certains bruits de fond –, situent la scène, tandis que la simplicité du jeu, la joie manifeste des enfants, leur investissement sans limites dans cette activité aussi essentielle que gratuite, contrastent avec l’image d’un pays en guerre.

C’est ce jeu qui inspirera une des œuvres centrales issue des recherches et travaux effectués par l’artisteenAfghanistan,lefilmReel-Unreel(2011).TournéàKaboul,ilouvresurlemêmejeuquedans Hoop and Stick, et met en scène deux jeunes garçons qui courent dans les rues poussiéreuses et escarpées de la capitale, l’un poussant une bobine rouge dont la pellicule se déroule au rythme de sa course, l’autre réenroulant la pellicule sur une bobine vide qu’il pousse de sa main. Par moment, la bobine s’échappe et dévale la pente avant que l’enfant ne la retrouve au détour d’une ruelle. Rayée par les aspérités de son chemin, la pellicule se charge aussi de la poussière de la ville, et la caméra qui la suit dans sa course décrit, le plus souvent à hauteur d’enfant, un portrait en filigrane de Kaboul et de ses habitant•e•s. Inspiré par l’histoire de la destruction par le feu de milliers de bobines de films provenant des archives cinématographiques afghanes par les talibans en septembre 2001, Reel-Unreel est dès lors bien plus que la mise en scène d’un jeu. Le film met en lumière le potentiel profondément subversif du jeu, de la fiction, et ici du cinéma, comme le souligne le jeu de mot du titre – reel / real (bobine / réel), unreel / unreal (débobiner / irréel). Le titre renvoie également à l’image que l’Occident se fait de l’Afghanistan, une fiction composée d’images médiatiques.

2e étage

As Long as I’m Walking

Le 2ème étage s’ouvre sur une œuvre murale composée de phrases déclinées par Francis Alÿs au fil des ans, et qui donne son titre à l’exposition lausannoise : As Long as I’m Walking – tant que je marche (1992). Et de fait, depuis plus de trente ans Alÿs marche. Ses déambulations ont débuté à Mexico, sa ville d’élection depuis 1986 et celle où il en a filmé le plus grand nombre, puis se sont étendues à d’autres espaces urbains. Dans une de ses premières pièces, The Collector (1990–1992), Alÿs se promène dans Mexico, tirant au bout d’une laisse un aimant monté sur des roulettes qui se couvre progressivement de tous les résidus métalliques se trouvant sur son passage. L’artiste œuvre ici comme un archéologue ou un détective accumulant des indices. Ailleurs, on voit comment le simple fait d’évoluer sans but apparent dans l’espace urbain transforme imperceptiblement les dynamiques sociales qui s’y jouent. Ainsi, lorsqu’Alÿs se tient debout sur une place en levant simplement les yeux au ciel comme pour observer quelque chose, attirant progressivement une foule qui scrute le vide avec lui avant que l’artiste ne s’éclipse (Looking Up, 2001), il crée un événement à partir de presque rien.

Il prend ici le contrepied de l’idée qui animait une de ses actions les plus emblématiques, Paradox of Praxis 1 (1997), réalisée elle aussi dans le centre de Mexico, allégorie de la disproportion entre l’effort fourni et le résultat obtenu : pendant plus de neuf heures, Alÿs pousse devant lui un grand bloc de glace rectangulaire jusqu’à ce qu’il n’en reste quasi rien.

Dans d’autres œuvres, Alÿs interroge plus explicitement le lien entre acte artistique et intervention politique. Ainsi, dans The Green Line (2004), l’artiste marche, un pot de peinture verte percé à la main, le long de la frontière résultant de l’armistice de 1949 entre Israël et les États Arabes, «ligne verte» déplacée depuis la Guerre de Six jours de 1967 et l’occupation des territoires palestiniens à l’est de la démarcation. Alÿs réactive ici la frontière originale en l’incarnant par sa marche et en créant au sol une coulée irrégulière de peinture verte, trace ténue mais bien réelle le temps de l’action.

2e étage | La Collection Choques, 2005

L’exposition s’invite dans la collection permanente du Musée cantonal des Beaux-Arts avec Choques, une vidéo divisée en neuf écrans disséminés dans les salles. Ces neuf canaux diffusent tous la même scène selon un point de vue légèrement différent. On y voit l’artiste trébucher sur un chien errant au coin d’une rue de Mexico. Installés en hauteur, les neuf écrans sont disposés de telle façon que les visiteurs ne voient qu’une scène à la fois lors de leur déambulation. Choques joue ainsi sur la sensation de « déjà vu », le même incident se rejouant dans les salles successives, et évoque, tant par sa construction que par son mode de présentation, la façon dont les caméras de surveillance enregistrent chacun de nos gestes dans l’espace public.

Photo Neil BatesPexels